Compagnie

Boliloc

(2007-2009)

2007
"Durant nos années cabaret, nous avons souvent croisé des ventriloques. J’ai toujours ressenti un trouble en observant leur relation avec leur marionnette. Certains atteignent un niveau de dissociation susceptible de vraiment semer le doute, en jouant avec dérision de leur habileté : qui manipule qui ?
Plus la marionnette est incisive, caustique, déstabilisante, s’attaque à la personnalité de son manipulateur, le brocarde, le ridiculise, plus elle rencontre un écho auprès du public, laissant cette impression saisissante et presque malsaine d’être témoin d’un dédoublement de personnalité...

Comme chaque soir, Alice, ventriloque débute son numéro de cabaret, mais tout à coup tout dérape, ses marionnettes ironiques et féroces la remettent en question, contestent leur état de pantin, revendiquent son identité, la soupçonnent d’avoir incendié la maison familiale… Grâce à l’illusion du théâtre noir, les marionnettes s’affranchissent, hybrides, mi-pantin, mi-comédien, entre monstruosité et grotesque.

Tout oppose physiquement les deux personnalités parasites d’Alice incarnées par Christian Heck et Scott Koehler. Ils vont en jouer dans des allers-retours de gags à partir d’une mécanique rigoureuse du comique et de l’absurde. En improvisation Scott souvent propose, Christian rebondit avec un sens du tempo, une justesse et une virtuosité corporelle stupéfiante. Je vais à nouveau faire un pas décisif dans ma confiance vis-à-vis des comédiens qui, prolongeant l’impact d’effets spéciaux très sophistiqués, m’offrent des visions, un imaginaire, une magie dont j’aurais seul cru la marionnette capable à partir de situations simples qui en augmentent la puissance.

Dans une opération chirurgicale burlesque, ils plongent dans le cosmos intérieur d’Alice. Adolescent j’étais convaincu que notre corps se composait de galaxies, j’imaginais déjà des évasions intersidérales. Avec Boliloc, je réalise ce rêve d’enfant. L’infiniment grand succède à l’infiniment petit et vice-versa. L’un des mystérieux personnages révélera à la conclusion du spectacle l’innocence d’Alice dans l’affaire de la maison brûlée.

René Aubry compose la musique. Je suis à nouveau ébloui. Mais l’un des morceaux n’est pas dans l’humeur de la scène... À ma demande, il refait sans succès plusieurs versions, il commence sérieusement à m’en vouloir. “Voilà !” me dit-il, en présentant la sixième proposition de ce ton flegmatique qu’il prend quand il est vraiment excédé : “il n’y en aura pas d’autres”. C’est une situation assez récurrente entre nous. Habitué à cette bagarre, il me reste alors toujours le recours de jouer la scène en lui faisant ressortir avec beaucoup de diplomatie ce qui ne fonctionne pas. Cette fois-ci, c’est inutile, le morceau est magnifique. Je ne regrette pas de l’avoir poussé dans ses retranchements.

Aux journalistes qui nous demandent l’origine du mot boliloc, je confie à certains qu’il s’agit d’un ancien terme sanscrit, signifiant soliloques intérieurs, à d’autres, un mot inventé pour ne pas avoir à le traduire à l’étranger où se produit la compagnie. Cette version, je dois le confesser est la plus authentique…"

Paysages intérieurs, pp. 214-220 © Actes Sud