Compagnie

Fin des terres

(2005-2007)

2005
"Il est rare que le titre précède le spectacle. Notre refuge en Bretagne où nous nous retirons pour écrire, se situe dans le Finistère, en scindant ce mot (qui vient du latin finis terrae) on obtient “fin des terres”. Finistère en Breton “pen ar bed”, est encore plus évocateur “fin des terres et début d’autre chose”.

Une première image me trotte dans la tête. Un homme au bord d’une falaise lance une lettre, emportée par le vent, elle rejoint une femme sur la falaise d’en face, la femme se met à tournoyer sur elle-même comme pour s’envelopper dans un tourbillon d’air. La lettre repart vers l’homme. Je jette sur le papier un premier synopsis. Quand je dis “je jette”, c’est plutôt moi qui me jette dans une première phase de chaos, que je tente ensuite laborieusement d’organiser. Ce qui avait donné ce premier brouillon retrouvé dans mes notes :

"Perdue à l’intérieur d’elle-même, une femme, Léa, s’enferme dans sa bulle (au sens propre et au sens figuré). Un homme, Samuel, tente de la rejoindre, franchit une série d’obstacles, pénètre dans ses obsessions, se perd dans ses doutes à lui, dans un tourbillon de faux-semblants, de rencontres ratées, de fantasmes tragicomiques. Ils sont entraînés, parfois attirés, avalés ou rejetés dans une succession de paysages à tiroirs, par ces lettres dont on ne connaîtra jamais le contenu, avant de rejoindre cette fin des terres et ce début d’autre chose.

Pour la première fois, le personnage central ne voyage pas à l’intérieur de lui-même, mais à travers quelqu’un d’autre. Léa l’entraîne dans ses souvenirs d’enfance. Elle et lui se manipulent mutuellement par poupées interposées. La poupée fillette Marsha montre à John ses dessous, puis insiste malgré le refus de John de voir son zizi. Elle ouvre sa braguette d’où sort un serpent. Quand elle tombe à la renverse, ses jambes se transforment en ciseaux. Elle coupe son serpent. Scène inspirée de ma rencontre d’enfance avec Claudine..."

Sur l’ordinateur, en recollant des fragments de photos de nos comédiens et de baigneurs, je reconstitue John et Marsha avec des têtes de poupon, ils ont une taille d’environ 110 cm, chacun animé par leurs trois manipulateurs, je les inscris dans le décor. Le résultat me déçoit au point de remettre en question la séquence. Sans être convaincu, j’agrandis les marionnettes au-delà des tailles de manipulateurs. Ce changement d’échelle illogique se révèle lumineux, donne une nouvelle profondeur à la scène, produit un raccourci dans le temps, des adultes sous perfusion d’enfance jouent avec des poupons démesurément fantasmés.

Mon petit-fils de six ans a fait pendant des mois un cauchemar récurrent qui m’a troublé par sa violence. Des centaines d’insectes grimpent le long de son lit. Même éveillé, il continue terrifié à les voir, sur le mur, sur lui, sur mon épaule.

La scène prend forme : un insecte géant à tête humaine surgit du sous-sol, et vient séduire une Léa aux yeux bandés. Son bandeau tombe, après les premiers instants de répulsion, Léa se laisse happer par ce partenaire à la fois repoussant et attirant dans un tango syncopé. Quatre comédiens contrôlent cet immense insecte, il s’envole, revient, manipule Léa dans une danse hypnotique, la fait virevolter, basculer pour l’enfermer dans un cocon, témoignant du trouble des pièges de la séduction...

La Fin des terres parcourt le monde jusqu’en 2009. Programmé à l’Opéra de Damas, capitale culturelle arabe en 2008, l’ambassadeur nous a avertis : le public syrien apprécie les spectacles, mais n’est pas démonstratif. Aux saluts, l’ambassadeur assis au premier rang découvre éberlué, les spectateurs se lever autour de lui pour ovationner les comédiens."

Paysages intérieurs, pp. 205-211 © Actes Sud