Compagnie

Ligne de fuite

(2003-2006)

"Avant de me plonger dans l’écriture de Ligne de fuite une image me poursuit, un sol couvert de vêtements que l’on traverse sur des passerelles dans une installation de Christian Boltanski. Une plongée dans la mémoire, ces centaines d’enveloppes vides gardent le souvenir de corps qui les ont habités...

Les thèmes de la fuite et du voyage initiatique semblent me poursuivre d’une création à l’autre, au point de ne plus savoir lequel est à l’origine de l’autre. L’expression “ligne de fuite” ne fait pas partie du vocabulaire de la perspective, point de fuite oui, mais pas ligne de fuite. Je me sers de ce glissement de sens. Dans le noir, un point lumineux traverse la scène, s’immobilise au centre, un faisceau de lignes le rejoint depuis les cintres et les coulisses. Le point lumineux s’agrandit, le grand manipulateur en sort, à la fois mielleux et arrogant, facétieux et irritable, il s’adresse au public tout en s’empêtrant dans les lignes de fuite...

Dans un éclair, l’ensemble des lignes rejoignent le centre, engloutissent le grand manipulateur sans qu’il finisse sa phrase. Pour inviter le public à remonter ces lignes de fuite, les comédiens assis dans la salle se précipitent sur scène, montent sur les passerelles comme pour sonder cet abîme qui vient d’avaler le grand manipulateur. Peu à peu le dispositif va nous imposer sa cohérence, m’obligeant une nouvelle fois à mettre à la poubelle des scènes entières, des fabrications parfois très élaborées.

En dehors de Meredith Kitchen qui travaille avec nous depuis huit ans, les cinq autres comédiens sont de nouveaux arrivants découverts au cours de stage de longue durée. Depuis Dédale, nous avons abandonné le recrutement par audition.

Dans notre jeu, un risque nous guette, nous enfermer dans nos schémas. Nous demandons à nos interprètes de proposer au cours d’improvisations deux personnages totalement opposés, inspirés par un exercice développé en stage : le fugitif. Les tics, les habitudes ressortent, il est intéressant soit de les éliminer soit d’en retrouver la source et d’en faire un motif d’exploration...

Nos créations se sont appuyées sur le changement d’échelles. Il accentue le sentiment d’abîmes. Ligne de fuite atteint un paroxysme, de personnages de quelques centimètres, il s’achève avec un géant obèse de plusieurs mètres de hauteur, occupant une grande partie de la scène qui métaphorise la démesure que nous accordons à nos monstres. Il se dégonfle dans un pet gargantuesque, sans doute le plus long pet de l’histoire du théâtre.

Avec Ligne de fuite, je dois cependant reconnaître que je me suis laissé enfermer très vite par le dispositif scénique et ce thème qui me fascinait “Nous sommes tous nos propres meurtriers”. Auparavant, j’écrivais pour chaque scène une variation de pistes possibles et selon les vents, la personnalité des comédiens, des matériaux, du compositeur, je nous accordais un espace d’exploration, d’expérimentation. Nous l’avons abordé, mais il est resté très réduit...

Étant donné les enjeux techniques, la machinerie contraignante, les temps comprimés, tout devait être écrit au millimètre, ne laissant aucune lucarne ouverte au tâtonnement, la dispersion, l’improbable, au risque de l’échec, là où se tient un champ d’audace, de renouvellement et d’innovation."

Paysages intérieurs, pp. 194-205 © Actes Sud